Fanchette

L’étrange destin de Fanchette (extrait)

Dans les champs de La Courtille, des perles de rosée étaient encore accrochées aux longues herbes que les rayons matinaux du soleil tentaient timidement de sécher. La terre mouillée exhalait un parfum fort d’humus qui se mêlait à celui des genêts et du chèvrefeuille. On entendait dans le lointain les appels des bergers menant leurs bêtes aux prés et les bois s’éveillaient au son des gazouillis et des battements d’ailes. Dans ce cadre bucolique, au cœur d’un taillis bien fourni, une petite forme recroquevillée sur elle-même n’osait allonger ses membres transis de froid. Ses habits sales et usagés étaient bien légers et tout humides : six jours d’errance sans autre nourriture que des baies et quelques pissenlits avaient amaigri la fragile silhouette. Pâle et affamée, la fillette s’étira enfin. Son esprit était vide. Tel un petit animal, un instinct de survie lui dictait sa conduite. Pour l’instant, elle ne songeait qu’à assouvir sa faim. Là-bas, au village, on lui avait déjà donné un quignon de pain ; sa mémoire en avait gardé un souvenir réconfortant, une impression de bien-être, de plaisir, de chaleur même.

Il faut reconnaître que Fanchette était née sous une mauvaise étoile. Dans ce monde hostile et miséreux ne survivaient que les forts, ceux dont la constitution était assez solide pour endurer le froid et la faim, les maladies du premier âge, le manque d’hygiène, ceux dont l’esprit était suffisamment vif pour trouver des solutions à leurs problèmes, pour calculer, anticiper, se débrouiller… Or, si la nature avait permis à Fanchette de résister physiquement jusqu’à ce jour, elle l’avait dotée d’un esprit faible, un esprit simple, trop simple pour lutter efficacement contre les tourments de la vie. Sa mère qui la choyait comme tous ses autres enfants était morte très jeune. Fanchette n’avait alors que cinq ans et son père se remaria bien vite avec une méchante femme qui ne supportait pas cette enfant si lente, cette simplette au regard vide, juste bonne à donner à manger aux cochons ou à ramasser le bois pour le feu.

Elle s’ingénia à la former à quelques tâches ménagères rudimentaires que la docile enfant s’appliquait à accomplir. On ne lui permettait jamais de se joindre aux jeux des autres enfants. D’ailleurs, ses tentatives timides de rapprochement avaient échoué. Elle avait été bien vite rejetée par les têtes blondes plus vives, au langage plus élaboré.

Il n’y avait que son père, ce grand homme brun et maigre, qui lui témoignait quelque affection, de la tendresse même… Souvent, elle le suivait quand il partait ramasser des champignons ou du bois dans la forêt. Il lui apprenait à reconnaître les espèces comestibles et il la reprenait patiemment jusqu’à ce qu’elle prononçât les mots appropriés. Il lui souriait avec indulgence.

Et puis un jour, Fanchette venait juste d’avoir douze ans, il arriva beaucoup de monde à la ferme. Sa belle-mère, tout de noir vêtue, pleurait. Ses frères et sœurs aussi.

Fanchette apprit que son père était mort. La notion de mort était bien vague pour elle ; mort comme le vieux lilas qui ne donnait plus de fleurs, comme le petit chat, l’année précédente, comme l’agneau, comme le moineau, tombé du nid, qu’elle avait tenté de nourrir… Mort, cela voulait dire ne plus bouger, être froid. Mort ? Son esprit ne pouvait imaginer son père mort. Les yeux secs, elle demanda à le voir, mais on la repoussa :

– Va donc te préparer pour la messe !

Après la cérémonie à l’église, elle suivit le cortège jusqu’au cimetière. Il lui semblait avoir déjà vécu cela de nombreuses fois. On en avait enterré beaucoup des membres de cette famille dans le petit cimetière : des oncles et des tantes, des frères et des sœurs, certains si jeunes qu’elle n’avait pas encore eu le temps de mémoriser leur nom… Fanchette s’en retourna à la ferme, sans vraiment comprendre et sans pleurer non plus. Elle en était incapable et, d’ailleurs, personne n’aurait séché ses larmes.

Les jours suivants, elle guetta son père, à son retour des champs, mais il ne vint pas. Tout doucement, Fanchette commença à se douter qu’il ne viendrait plus et un chagrin étouffant, comme un poids oppressant, alourdit son cœur et rongea ses forces. Elle perdit l’appétit et tomba malade. La fièvre la faisait délirer. Elle avait des visions, son père lui apparaissait et lui parlait. Elle voyait sa belle-mère aussi, aux yeux durs qui soufflait au-dessus de sa tête : « Si par bonheur, elle pouvait trépasser, cela ferait une bouche de moins à nourrir ! »

Mais Fanchette survécut. Et sa belle-mère dut se résoudre à mettre à exécution le plan diabolique et ignominieux qui avait germé dans son esprit en voyant Fanchette presque mourante.

Il fallait la perdre à tout prix. Elle l’avait tolérée, supportée, nourrie durant tant d’années à ne rien faire ; désormais, elle n’en avait plus les moyens. Elle devait d’abord penser à ses propres enfants, les quatre trésors qui lui restaient.

Sa décision prise, la veuve alla chercher Fanchette qui était occupée à arroser une rangée de choux.

(à suivre…)