Conte pour Maupas : Une assiette m’a raconté (début)
C’est dans la région de Nevers que je vis le jour au printemps de l’an de grâce 1768 dans l’atelier d’art d’un faïencier de renom.
Dès les premiers coups de pinceau, je vis le visage de l’artiste s’illuminer d’un sourire de contentement, de fierté même…Je compris que j’étais belle aux sourires admiratifs que les ouvriers me lançaient. Un sentiment d’orgueil, qui ne devait plus me quitter, m’assaillit d’emblée.
Plusieurs jours après ma conception définitive, je fus emballée avec grand soin dans du papier de soie et transportée dans une prestigieuse boutique du centre ville.
De nombreuses consoeurs trônaient déjà sur les présentoirs, et jeune novice, encore timide, je ne compris pas tout de suite que nous étions exposées là, étiquetées, prêtes à être vendues.
Certaines anciennes qui faisaient tapisserie depuis de longs mois rivalisaient de coquetterie pour attirer le client. Moi, discrète, et surtout un peu angoissée, j’observais ces visages inconnus qui se penchaient vers moi, me jaugeaient, me détaillaient, m’évaluaient sous tous les angles.
Et j’entendais le marchand, un vieux monsieur au dos tout voûté qui nous astiquait chaque jour. Il était intarissable, nous vantait, mettait en avant la finesse de nos dessins, la pureté de notre faïence, l’éclat de notre teint… Aussi, assez rapidement, trouvai-je preneur en la personne d’un jeune homme, à l’allure vive et décidée.
Il passait en revue tout le rayonnage, examinant chaque assiette avec attention et brusquement s’arrêta sur moi, son doigt ganté m’effleura :
– Celle-là ! dit-il simplement.
Le vendeur, réjoui, car mon prix semblait élevé, s’empressa de me décrocher de mon socle.
– Vous ne regretterez pas, Monsieur le Marquis, le motif est vraiment très bien réussi !
– Oui, j’en conviens ! Elle me coûte une petite fortune, mais elle aura une place de choix dans ma collection.
A ces mots, mon cœur gonflé de fierté conçut aussitôt un éternel attachement pour le marquis.
Refusant tout paquet, il m’emporta, tendrement pressée contre sa redingote. Pendant tout le voyage, j’étais ainsi blottie, protégée des chocs de la route et des trépidations des chevaux. Par la fenêtre de la calèche, j’apercevais la campagne verdoyante. Le voyage fut long, mais au soir, nous arrivâmes enfin à Morogues et c’est ainsi que je fis mon arrivée dans le magnifique château de Maupas.
Sa jeune épouse l’accueillit. Ravie, elle me contemplait :
– Qu’elle est belle ! Elle ferait très bien au-dessus de la cheminée de votre bureau, ou près du secrétaire ? Qu’en pensez-vous, mon cher ?
– Pour mettre en valeur ses subtiles couleurs, il faudrait que la lumière l’atteigne par la gauche, pourquoi ne pas la mettre plutôt près de cette commode Louis XIII ?
Consciente de mon importance, je les entendais discuter de mon futur emplacement et mon cœur était empli de gratitude.
Les mois, les années s’écoulèrent paisiblement et je partageais la vie des Maupas. Je vis naître leurs enfants. Je les vis grandir, tandis que la collection s’étoffait au fil des ans de pièces de toute beauté. Notre salle d’exposition était maintenant l’entrée du château où nous tapissions les murs de l’imposant escalier.
Ainsi, en franchissant les portes de Maupas, nul ne pouvait échapper au spectacle de nos frimousses avides de compliments.
Il y en avait de toutes les régions de France et même de l’étranger.
Un jour, le marquis revint, de l’un de ses lointains voyages, chargé de souvenirs.
La famille réunie attendait la distribution des présents, quand Monsieur de Maupas sortit d’un coffret un magnifique plat de Delft. Les cris d’admiration fusaient de toutes parts, et alors que je ressentais, d’habitude, quelque jalousie à la vue d’une faïence plus belle que moi, j’étais sous le charme…
Je le fixais à la dérobée. Il était majestueux, ses bleus étaient si harmonieux, si éclatants.
Comment attirer son attention ?
On l’installa, bien en évidence, sur le mur central. Je fus même pour l’occasion déplacée un peu plus dans l’ombre, mais peu m’importait, tant que je pouvais le contempler.
Et lui n’avait d’yeux que pour une stupide faïence de Quimper aux motifs simplets et à l’esprit semblable. Il lui déclamait des poèmes avec son léger accent si romantique et elle souriait niaisement. J’appris plus tard que, sortie tout droit de sa campagne profonde, elle comprenait à peine le français !
Puis vint le jour fatal…
La veille déjà, une agitation inhabituelle régnait dans le château.
Des amis du marquis arrivèrent en pleine nuit avec leurs familles et quelques malles de voyage. Ils semblaient avoir enfilé leurs habits en toute hâte, leurs cheveux étaient défaits et les enfants pleuraient. Puis, il y eut des cris au dehors, des détonations dans le lointain, et encore d’autres relations et parents arrivèrent au matin, certains même blessés. Toute la journée, ce fut un va-et-vient continuel.
Plus aucun regard ne se portait sur nous. Nous étions devenus des objets sans intérêt, nous faisions partie des murs.
En fin d’après-midi, le marquis et sa famille apparurent dans l’entrée, des serviteurs portaient deux lourdes malles.
Madame de Maupas se tourna alors vers nous :
– Auguste, pourrions-nous en emporter quelques-unes ?
– Non, ma chère, ce n’est pas raisonnable. Elles risqueraient d’être brisées, nous n’avons d’ailleurs plus de place. Il faut sauver l’indispensable d’abord. La route est bien longue jusqu’en Belgique.
Je réalisai alors que la situation était très grave et tournant la tête vers mes consoeurs, je ne vis que des visages consternés, inquiets, à part, bien sûr, la faïence de Quimper qui souriait, comme toujours, de son air stupide.
Le plat de Delft était soucieux. Un instant nos regards se croisèrent et je compris qu’un danger imminent nous menaçait et qu’il fallait être courageux, très courageux.
(à suivre)