Un cadeau d’outre-tombe

Extrait du contoguide sur Maurice Genevoix

Conte pour Brinon-sur-Sauldre                                      

Avec la mort du dernier poilu, la guerre de 14 est définitivement devenue une page d’histoire. Il n’y aura désormais plus de témoin vivant des combats et seuls resteront, gravés sur des supports ou, pendant quelque temps encore, dans nos mémoires, les visages et les voix de ceux qui vécurent les effroyables combats et connurent les immenses bouleversements que le conflit devait générer.

Dans les années qui suivirent l’armistice, les premiers monuments aux morts fleurirent dans toutes les communes de France, car aucune n’avait été épargnée et toutes avaient payé un lourd tribut, comme on peut en juger par les longues listes de noms, sculptés dans la pierre, des soldats « morts pour la France ».

Maintenant que le dernier combattant s’en est allé, continuerons-nous longtemps à énumérer et à célébrer tous ces enfants qui offrirent leur vie pour la patrie ?

Je contemple le monument, d’architecture simple, classique bloc de pierre dont la dorure des inscriptions a disparu, avec les obus aux quatre coins délimitant un parterre de fleurs qui en ce début de printemps rappelle que la nature renaît, chaque année, imperturbable, indifférente aux malheurs de l’espèce humaine. Il est vrai que tous ceux qui, fauchés en pleine jeunesse, figurent sur le mausolée, seraient maintenant morts depuis longtemps s’ils étaient revenus vivants des tranchées. Le livre de leur vie aurait déjà été refermé, mais combien de printemps la guerre leur aura-t-elle volés ?…

Je revois la dernière commémoration de l’armistice, sous la pluie et le vent, les feuilles mortes boueuses qui tapissent la place et que l’on foule tout en écrasant quelque vieille bogue de marron, cachée sous leur amas gluant.

Le 11 novembre est toujours triste à mourir.

En cherchant dans mes souvenirs, je n’en découvre aucun de réjouissant… La perspective du long hiver, la nature qui s’endort, les jours qui raccourcissent… Juste un fait marquant émerge et supplante les autres cérémonies.

C’était il y a près d’une trentaine d’années dans un petit village solognot.

Les membres du conseil entouraient le maire enrubanné de son écharpe tricolore, massés derrière eux, quelques habitants s’étaient déplacés pour assister à l’hommage rendu à de lointains parents. A droite du monument, les enfants des écoles, dont les institutrices tentaient de canaliser l’énergie, se préparaient à entonner l’hymne national. La fanfare municipale venait de s’immobiliser devant la mairie, face au public, après avoir parcouru les rues du village. A gauche, les gendarmes se tenaient au garde à vous.

Le premier magistrat commença par lire le message du ministre délégué aux anciens combattants, évoquant des lieux tragiquement célèbres comme le Chemin des dames, Verdun, parlant de sacrifice, d’espoir et de paix, d’exemple à méditer, etc…

Faute de survivant local de la grande guerre, denrée qui s’était raréfiée au fil des ans, pour disparaître totalement dans les années 60, on avait recruté un combattant du second conflit mondial pour énoncer la longue liste des soldats tombés au front.

A chaque nom cité, la voix juvénile d’un élève de CM2 déclamait bien haut « Mort pour la France ».

Des noms qui semblaient étrangement familiers : on y retrouvait, en effet, les patronymes typiques de la région et seuls les prénoms anciens, pas encore revenus au goût du jour, replaçaient les défunts dans leur contexte d’une époque lointaine, presque irréelle, qui se brouillait dans l’esprit des enfants, aux notions d’histoire très approximatives, jusqu’à l’assimiler aux batailles napoléoniennes. Comment leur en vouloir ? C’était si vieux, tout cela et, de toute façon, pour un enfant, tous les discours pompeux des commémorations sont toujours ennuyeux et interminables…

Auguste Dalonchon    « Mort pour la France »

Alfred Daudin                 « Mort pour la France »

Hector Derachet         « Mort pour la France »

Edmond Dubet          « Mort pour la France »

Hippolyte Dubois       « Mort pour la France »

A ce moment précis se produisit un petit incident au premier rang des officiels et l’on dut interrompre la cérémonie le temps d’évacuer une personne qui venait de s’écrouler aux pieds du maire. Heureusement, les pompiers présents sur les lieux purent prendre en charge rapidement la conseillère municipale qui s’était évanouie.

Allongée dans le camion, elle reprit lentement ses esprits. Elle prononça d’abord quelques bribes de phrases dénuées de sens qui semblaient s’adresser à une ombre, puis reprenant complètement conscience, elle se trouva fort confuse de l’embarras provoqué par son malaise. Elle s’apprêtait à se lever pour rentrer chez elle mais on lui intima l’ordre de rester tranquille en attendant le médecin et son époux appelés d’urgence.

– Que vous est-il donc arrivé, Mme Dubois ?  demanda l’homme de l’art.

– Je ne sais pas… J’ai vu… Tout s’est mis à tourner …

– Qu’avez-vous vu ?

– Et bien, le monument était recouvert d’une sorte de voile de fumée qui épaississait, épaississait, et tout à coup, un soldat en est sorti… Hippolyte est venu vers moi.

– Pardon ? Qui dites-vous ?

– Hippolyte, car c’était bien lui, j’en suis sûre ! C’est le grand-oncle de mon mari, vous savez, Docteur, je l’ai reconnu tout de suite, car chez ma belle-mère, il y a une photo de lui en militaire sur la commode. Quand M. Marcel a prononcé son nom, c’est là qu’il m’est apparu.

– Allons, allons, Elisabeth, tu divagues. Son mari, le front barré d’un pli soucieux, venait de lui saisir la main qu’il tapotait nerveusement.

– Docteur, faites quelque chose !  ajouta-t-il.

-Je l’ai vu, comme je te vois, François ! Il portait l’uniforme des hussards avec tous les boutons dorés. Mon dieu, qu’il était beau ! Il s’est approché de moi, tout près, il a pointé son index vers ma poitrine. Il me fixait de ses yeux d’un bleu très pâle. Mon cœur s’est emballé et là, tout s’est mis à danser autour de moi, et je me suis senti partir, mais j’ai bien entendu ce qu’il me disait : « A travers toi, Elisabeth ! A travers toi !… « . C’est tout ce dont je me souviens… Après, j’ai vu Monsieur le pompier. Oh, je suis vraiment gênée !

Le docteur prit son mari à part :

– Est-elle sujette à ce genre de malaises ?

– Non, c’est la première fois ! C’est grave, Docteur ?

-Je… Je ne saurais dire. Je vais lui prescrire quelques examens pour en avoir le cœur net. Elle est très émotive, je crois… A-t-elle des soucis particuliers ?

– Non… Euh !… si. Elle est un peu sur les nerfs. Vous savez depuis que vous lui avez dit que nos chances d’avoir un enfant étaient très compromises. Cela lui a mis le moral à zéro. Elle pleure pour un rien.

– Oui, je vois. Sûrement une petite dépression. A surveiller, mais cela ne sert à rien de se faire des illusions, mon pauvre François, comme je vous l’ai dit, il y aurait bien cette solution de la fécondation « in vitro », mais on n’en est encore qu’au stade expérimental… On en reparlera. Pour l’heure, il faut qu’elle se repose et puis, le plus tôt possible, faire les examens.

Elisabeth et François Dubois rentrèrent chez eux, mais ne suivirent toutefois pas les conseils du bon docteur. Elisabeth mit sa faiblesse sur le compte de la fatigue occasionnée par les travaux de peinture entrepris dans leur maison. En effet, après avoir repeint tous les volets extérieurs, le couple avait attaqué la réfection des murs intérieurs. Le salon avait été entièrement rénové, et maintenant, c’était au tour de la cuisine. Et tous les dimanches et moments de repos étaient consacrés à ce travail. Ils décidèrent donc d’attendre sagement le printemps pour terminer les autres pièces.

Or, Elisabeth se sentait de plus en plus fatiguée. Son état de santé se détériora dans les deux mois qui suivirent, les nausées firent leur apparition. Elle se mit à prendre du poids, alors qu’elle ne mangeait presque rien, et d’autres troubles typiquement féminins lui firent craindre une ménopause précoce, alors qu’elle venait de fêter ses 39 ans. Mme Dubois se résolut à faire les analyses prescrites par le médecin ; les résultats étant parfaits (pas de cholestérol, une vue inchangée, une tension irréprochable, etc.), elle décida de consulter de nouveau pour tenter de comprendre ce qui lui arrivait.

A l’énoncé des symptômes, le docteur pensa tout de suite à une grossesse, diagnostic qui fut confirmé par l’examen clinique. Elisabeth était transportée de bonheur, mais n’osait croire à une nouvelle qu’elle avait attendue, en vain, toutes ces années.

– Vous en êtes sûr, Docteur ? Je suis vraiment enceinte ?

– Tout à fait, et je peux même vous dire que vous êtes enceinte de trois mois.

– Trois mois ? Nous sommes le 12 février. Alors, cela explique mon malaise lors de la cérémonie du 11 novembre !

– Non, chère Madame, cela ne l’explique pas. C’est une coïncidence, voilà tout ! Le 11 novembre correspond plutôt à la date de conception. Les premiers désagréments, tels que malaises ou nausées n’apparaissent qu’une bonne quinzaine de jours plus tard…

Elisabeth était trop heureuse pour contester ce point de vue et discuter de la date de son accouchement. Quoique convaincue que le docteur se trompait dans ses calculs et estimant que son enfant naîtrait quinze jours plus tôt que prévu, elle alla annoncer son merveilleux secret à son mari et commença à se préparer à son rôle de mère.

Plusieurs mois se passèrent. La future maman se portait comme un charme. De tout son être irradiait une joie sereine ; elle était transformée, rajeunie, épanouie.

Préparant le trousseau du bébé, elle tricotait, brodait et rêvait au petit à venir, lui prêtant tantôt les traits d’une fille qu’elle prénommait Laetitia ou Sabrina ou tantôt ceux d’un garçon qui s’appelait Aymeric ou Cédric, avec toutefois une petite préférence pour Aymeric. Elle sentait au plus profond d’elle-même que ce serait un garçon et plus le temps passait plus cette intuition devenait certitude.

En mai, elle décida de commencer à préparer la chambre du bébé. Son mari retapissa tout seul les murs d’une jolie petite pièce, bien claire donnant sur le jardin et Elisabeth s’occupa de la meubler. Elle se souvint alors du vieux berceau de chêne ouvragé qui lui venait de sa mère et décida de monter au grenier pour l’examiner. C’est derrière un fatras d’objets hétéroclites, accumulés au cours de leurs quinze années de mariage, qu’elle le découvrit. Chaque trouvaille ravivait des souvenirs anciens :  Ah ! le diplôme de plongée de François que nous cherchions partout !. Des albums photos, de vieux jouets qui allaient peut-être revoir la lumière du jour grâce au nouvel arrivant, des vêtements démodés qu’on ne s’était pas résolu à jeter, une boîte à musique ébréchée, des lampes à pétrole achetées dans une brocante. Le tout recouvert d’une épaisse couche de poussière. Elisabeth écarta les toiles d’araignée et fit glisser le berceau au milieu du grenier. Il était vraiment superbe. Sa grand-mère maternelle l’avait fait réaliser pour le premier de ses quatre enfants et c’était sa mère qui en avait hérité et le lui avait donné, cadeau resté inutile pendant quinze ans.

C’était un véritable berceau, car la partie centrale incurvée, taillée dans une pièce de bois massif pouvait se balancer sur son support quand on faisait coulisser les éléments qui le fixaient. A la tête du lit était sculpté un visage d’angelot qui souriait et veillait sur le sommeil du bébé, au pied se trouvaient des cœurs et des bouquets entremêlés.

« Ce berceau est en très bon état. Il suffit de bien l’astiquer et d’y mettre une literie confortable et hygiénique ».

Ravie, Elisabeth profita de sa visite au grenier pour rechercher d’autres trésors. Elle se mit à fouiller dans les caisses. Sa curiosité lui fit sortir de vieux albums, des cahiers d’enfants, des livres anciens et au fond d’une malle elle trouva une boîte de carton fermée par un ruban d’un rose défraîchi qu’elle ne put s’empêcher d’ouvrir. C’était une correspondance très ancienne, les enveloppes à l’écriture jaunie portaient l’adresse de cette même grand-mère maternelle dont elle portait le prénom : Mademoiselle Elisabeth Mercier. Un sourire attendri éclaira le visage de Mme Dubois. Les lettres du grand-père sans doute !… A cette époque, le style était châtié et les jeunes gens gardaient une retenue touchante, aussi Elisabeth ne vit-elle rien de répréhensible ni d’indiscret à forcer l’intimité épistolaire de ses aïeux.

« Très chère Elisabeth !

Comme le temps me presse de vous revoir bientôt ! Cette promenade à vos côtés dans le parc m’a rempli d’une joie si puissante que mon cœur garde encore le souvenir du fol émoi que vos traits si parfaits, votre teint si délicat, et le son si pur de votre voix firent naître en moi.

Avez-vous eu le temps de finir la broderie que vous préparez pour la kermesse de Monsieur le curé ? J’ai, pour ma part, avancé la maquette du paquebot, mais il me reste bien quatre heures de travail pour achever les cheminées. Imaginez que vous le gagniez à la loterie ! J’en serais très heureux !

Je me languis de votre présence. Après la messe, dimanche prochain, me ferez-vous l’honneur de vous accompagner jusqu’à votre porte ?

Puisse votre réponse faire de moi le plus heureux des hommes !

Recevez, très chère Elisabeth, l’assurance de ma profonde admiration,

                                   Votre très dévoué,

                                                                       Hippolyte »

Hippolyte ? Elisabeth relut la signature plusieurs fois. Voyons le grand-père ne s’appelait pas Hippolyte, mais Antoine ! Ainsi donc, Bonne-Maman avait eu un autre amoureux ! Quelle histoire ! Elisabeth se mit à rire tout de seule en cherchant le nom du prétendant, elle retourna l’enveloppe. Ce qu’elle déchiffra figea le sourire sur ses traits. La surprise était telle qu’elle dut chercher un siège et s’affala sur une grosse malle.

« Monsieur Hippolyte Dubois, rue de la République »

– Hippolyte Dubois, le grand-oncle !

Désirant en savoir plus, Elisabeth se mit à lire avidement les lettres soigneusement rangées par ordre chronologique. Les premières dataient de début 1914 et la dernière envoyée du front de juin 1916. Suivait un faire-part de décès où l’on voyait le beau visage du jeune homme souriant à la vie, entouré d’un cercle noir. « Hippolyte Dubois, gravement blessé à Verdun, mort au champ d’honneur, à l’âge de 24 ans, priez pour lui… »

Pauvre grand-mère ! Comme elle avait dû souffrir !

Aucune lettre d’elle à l’intéressé ne se trouvait dans la boîte, juste ces missives reçues du soldat et pieusement gardées comme des reliques !

– Elisabeth ! Mais que fais-tu donc là-haut, cela fait deux heures que tu es montée ! Tu ne t’es pas mis en tête de ranger le grenier, tout de même !

– Non, François, je descends tout de suite !

N’ayant pas eu le temps de prendre connaissance de toute la correspondance, elle saisit le carton et l’emporta avec elle. Elle en était restée au moment où les jeunes gens avaient décidé de se fiancer. La cérémonie devait avoir lieu en juillet 1916, lors d’une permission, mais à cette date, Hippolyte avait déjà reçu le coup fatal.

Dans cette ultime lettre rédigée, sous sa dictée, par un soldat du même bataillon, Hippolyte prenait congé de sa bien aimée.

« L’éclat d’obus qui m’a broyé les os et arraché le bras a emporté tout espoir de vivre à vos côtés sur cette terre. Ma très belle et très adorée petite fiancée, quand vous lirez cette lettre qu’un compagnon d’armes écrit à ma place, je ne serai plus. Ne pleurez pas, ma mie, car mon amour vous accompagnera toute votre existence que j’espère longue et heureuse. Vous devrez profiter des moments de joie que procure la jeunesse. Après le triste hiver de votre chagrin, le printemps fera refleurir les arbustes et éclore les fleurs et le désir de vivre et de donner la vie renaîtra en vous. Je m’éteindrai en me remémorant votre gracieux sourire, en revoyant vos yeux si tendres levés vers moi… Quand je vous ai pressée contre moi pour ce dernier baiser, avez-vous senti la ferveur, la joie et la tristesse qui se mêlaient dans cette étreinte ?

Ma pauvre enfant, je savais, déjà ce qui, hélas, m’attendait. Saisi d’une inexplicable angoisse, si inaccoutumée chez moi, j’avais deux jours plus tôt consulté une voyante. Vous souvenez-vous de ces romanichels qui avaient élu domicile sur la place ? Eh bien, malgré mon frère Paul qui raillait ma crédulité pour ces boniments « à la graisse de chevaux de bois » , j’ai pénétré dans la roulotte et une vieille femme m’a tiré les cartes. Elle m’a prédit ma fin prochaine et le plus extraordinaire, c’est qu’elle ne s’est trompée en rien. La date avancée était le 16 juin 1916 et c’est aujourd’hui. La gravité de ma blessure et les conditions dans lesquelles elle survint sont exactement celles qu’elle m’avait décrites. Or, sa prophétie comportait aussi un message d’espoir et je vous conjure, ma Lisa, bien-aimée, d’y croire aussi. Lors de notre dernière rencontre, nous évoquions avec tendresse les enfants que la vie va maintenant nous refuser ; ces enfants, il faut les avoir avec un autre, car grâce à eux, nous nous trouverons, un jour, unis à travers notre descendance. Plus tard, beaucoup plus tard, un enfant naîtra qui sera le symbole vivant de notre amour. La mort sera défaite… La vie aura le dernier mot !… »

Les guillemets étaient alors refermés et la lettre terminée par le soldat qui expliquait que le mourant s’était alors retourné. Après avoir prononcé le nom de sa fiancée, ses traits crispés par la douleur s’étaient soudain détendus comme s’il la voyait, puis Hippolyte avait expiré.

Le soldat exprimait ensuite ses condoléances à la jeune fiancée, lui assurant qu’elle avait été un rayon de soleil dans l’enfer. Cette lettre était parsemée de petites tâches rondes, gouttelettes de larmes répandues par son aïeule…

Quel triste destin ! pensait Elisabeth et combien de vies brisées par cette horrible guerre, combien de promesses de bonheur non tenues !

La future mère ne put réprimer un sanglot. Elle rangea les lettres et essaya de chasser les sombres pensées qui l’envahissaient. Dans les semaines qui suivirent, il ne se passa pas un jour sans que son esprit évoquât le souvenir du jeune soldat dont elle revoyait les yeux si clairs. D’où les tenait-il d’ailleurs ? Car dans la famille Dubois, tous les membres avaient les yeux marron. Quant à Elisabeth, elle avait les grands yeux « Mercier », noirs et en amande. Se projetant dans l’avenir, elle s’interrogeait : et Aymeric, comment seraient les siens ?

Aymeric ? Ce nom, tout à coup, lui déplaisait. C’était trop commun. Pourquoi ne pas choisir quelque chose d’original, comme Hippolyte, en souvenir de ce courageux et charmant jeune homme. Oui, Hippolyte Dubois, comme lui.

-Qu’est-ce que tu en penses, François ?

– Hippolyte, je trouve cela ridicule ! Le petit sera la risée de ses camarades de classe !

– Pas du tout ! Je voudrais vraiment qu’il s’appelle ainsi. On peut lui donner Aymeric en deuxième prénom, comme cela, il pourra toujours changer !

– Comme tu veux, Elisabeth ! Heureusement que ce sera une fille !

– Tu voudrais que ce soit une fille, mais ce sera un garçon, tu verras !

Quinze jours avant la date fixée par le médecin et indiquée sur le carnet de grossesse, Elisabeth prépara sa valise et commença à s’impatienter.

– Docteur, c’est inquiétant, je n’ai encore aucun signe et nous sommes déjà le 2 septembre !

– Oui, c’est tout à fait normal ! Pourquoi tenez-vous tellement à accoucher en avance ?

Hippolyte arriva au jour convenu, ni plus tard, ni plus tôt, ce qui révélait une ponctualité toute militaire.

C’était un enfant magnifique, un beau nourrisson joufflu et vigoureux dans lequel la famille toute entière essayait de trouver une ressemblance, tantôt avec le père, tantôt avec la mère, mais c’était encore beaucoup trop tôt.

Ce n’est que vers le dixième mois que les traits du bébé livrèrent enfin leur véritable secret. Et plus que les traits, ce fut la couleur des yeux qui fit dire à ceux qui avaient vu le portrait sur la commode que l’enfant portait bien son nom !

Des yeux d’un bleu pâle, dont le regard rieur et enjôleur se tournait vers sa mère, devenant parfois plus grave, semblant lui signifier :  « à travers toi, Elisabeth, à travers toi !… »