extraits de la Demoiselle

Extrait n°1

Maud s’assoit près de la fenêtre et occupe ses doigts à la confection de scoubidous, ces fils plastiques colorés que l’on tresse pour fabriquer des porte-clefs ou de petites figurines amusantes. Elle songe à sa journée. Ses oreilles sifflent encore de toutes les conversations qu’elles ont perçues. Des voix dont certaines, bien caractéristiques, que Maud, sans en avoir jamais vu les visages, peut infailliblement reconnaître. Ainsi, pas plus tard qu’hier au marché, s’est-elle retournée avec étonnement en surprenant un accent connu. Elle a pu identifier clairement son propriétaire, un quadragénaire chauve et bedonnant, alors qu’elle l’imaginait en jeune homme avenant, charmeur, comme sa voix chantante, si douce… Depuis qu’elle est en poste, en a-t-elle appris des secrets !… Certains, bien compromettants… Mais elle garde tout pour elle, estimant que son travail est une sorte de sacerdoce, de mission sacrée dont on l’a chargée et qu’elle met un point d’honneur à accomplir, avec réserve et discrétion.

Il n’y a pas encore beaucoup d’abonnés à Gien. Le nombre ne dépasse pas deux cents et, en bientôt huit mois, Maud les a tous eus, au moins une fois, au bout du fil. Certains appellent quotidiennement, même plusieurs fois par jour, et leurs voix lui sont devenues très familières. Ce sont surtout les commerçants, les professions libérales, comme le notaire qui a le numéro 51. Elle connaît pratiquement tous les numéros par cœur, éblouissant ainsi la petite jeune qui travaille avec elle, par sa célérité à établir les connexions. Pourquoi la pensée du notaire lui vient-elle à l’esprit ? Par association d’idées, sans doute… Dans cette ville étrangère, elle n’a fréquenté qu’une seule personne : Pierre Rafignac, le jeune clerc, en stage au 15 rue Louis Blanc.

Extrait n°2

Portraits croisés (Mémé You) –  Légèreté, insouciance, mais aussi tendresse et nostalgie…

Désirant seconder son époux à l’étude, la jeune Mme Morinier n’avait pas hésité, un seul instant, à confier l’enfant à cette vieille dame aimante qui fut jadis infirmière et directrice de la maison de retraite de Coullons. Elle savait qu’elle tiendrait fermement la main de la petite, avant de traverser une rue, qu’elle veillerait à ce qu’elle eût toujours un chapeau sur la tête en plein soleil, qu’elle était patiente, qu’elle saurait l’occuper intelligemment, lui lire des histoires ou jouer des heures durant et surtout qu’elle avait un trop-plein de tendresse à déverser et de l’amour à revendre. Malgré les malheurs qui s’étaient acharnés sur sa tête, la vieille femme avait conservé intact un émerveillement presque juvénile devant les beautés de la nature. Elle pouvait rester de longues minutes à contempler des papillons voletant au-dessus des fleurs des champs, suivre du regard un oiseau de branche en branche ou s’extasier devant la finesse d’un nid, la coquille nacrée d’un escargot.

Et pourtant, son passé, avec son cortège de deuils et de soucis, aurait pu définitivement éteindre cette étincelle d’intérêt pour la vie qui brille encore dans ses yeux gris.

Il y a longtemps, elle avait eu une famille, elle aussi. Hélas, tous les êtres chers lui avaient été ravis, les uns après les autres.

Leurs âmes hantent les trois pièces. Sur la commode de la cuisine, véritable cimetière, sont disposées leurs photos sous verre que Mémé You ne se lasse pas de commenter : ses parents, ses oncle et tante, sa nièce, sa sœur, son beau-frère, son mari, sa fille…Tous morts.

Et plus encore que leurs regards, restés bien vivants à travers les ans, il y a l’ombre inconnue de celui qui manque, dont le visage a été découpé, le second mari, dont elle a divorcé, celui qui lui a fait tant de mal qu’elle veut tout oublier de lui, jusqu’à ses moindres traits.

L’étroit et sombre logement évoque à l’enfant un repaire de spectres, dont Mémé You serait la seule humaine, rescapée, la plus forte, plus forte que la mort…

Dans le salon sanctuaire, la présence des défunts est encore plus tangible. Un médaillon au mur encadre une photo colorée du premier mari dans son uniforme de hussard et lui faisant face, sur le pan opposé, Solange, une jolie jeune fille à l’air grave, arrachée à la vie à l’âge de dix-neuf ans. De quoi, est-elle vraiment décédée ? Un voile opaque entoure sa disparition : la phtisie, la grippe espagnole, une pneumonie ?…Mémé You n’en parle jamais. A l’en croire, ce serait la grande guerre, la responsable de tout…

Elle avait brisé sa vie, en décimant les siens : le mari et le beau-frère tombés au champ d’honneur. Les autres avaient succombé à l’épidémie de grippe espagnole qui avait suivi la fin du conflit et les autres encore, les vieux qui restaient, étaient morts de chagrin…

Quant au mari, sans visage, il avait achevé l’œuvre de destruction. Avait-il été infidèle ? ou pis encore, avait-il tenté de séduire Solange ? Il avait, en tout cas, commis une faute pour laquelle le pardon était exclu…

Tous ces lointains souvenirs, tous ces drames auréolent la vieille femme et son logement d’un charme particulier, quelque peu morbide, encore accru par les conditions précaires dans lesquelles elle vit.

Par rapport à la maison de ses grands-parents, à leur cuisine en formica avec gazinière et « frigidaire », leur chauffage central, leur salle de bains, leurs fauteuils recouverts de tissu plastique rouge, leur télévision, l’antre de Mémé You représente pour Sylvie un fabuleux voyage dans le passé. La cuisinière à charbon dont la vieille femme soulève les plaques de fonte avec un crochet, le moulin à café que la fillette est autorisée à actionner, tout comme la pédale de la machine à coudre Singer, le garde-manger grillagé sont autant de vestiges d’un intérieur d’avant-guerre. De vieux objets, de vieux meubles, telles cette bonnetière ou la comtoise que l’on doit remonter chaque semaine : tout est ancien, même l’odeur qui en émane.

Les trésors que la vieille dame avait pieusement conservés : les livres de sa fille, ses dinettes, sa collection d’images en relief Félix Potin, jusqu’à la poupée de porcelaine aux bras articulés, ont tous été offerts à sa petite Sylvie. N’est-elle pas la petite-fille qu’elle aurait pu avoir, ou plutôt l’arrière-petite-fille ? Qu’importe ! Elle est sa dernière lumière ici-bas, l’ultime raison de continuer à se lever le matin, d’enfiler ses vieux habits défraîchis, les épais bas gris, les souliers entaillés pour mettre à l’aise ses pieds déformés par les rhumatismes.

Le soir, aux beaux jours, elle aime s’asseoir sur une chaise paillée qu’elle adosse à la grille de l’entrée de la cour, côté rue. Voici un autre petit plaisir qui lui reste : regarder les gens passer. Ceux qui la connaissent s’arrêtent pour un brin de causette. D’ailleurs, ils sont nombreux sur le pas de leurs portes, comme elle, à prendre le frais. Les enfants du quartier s’en donnent à cœur joie, tandis que les parents, grands-parents et voisins s’entretiennent de tout et de rien. Certains ont sorti des tables pour une partie de belote ; et l’on boit, l’on parle fort, et l’on chante parfois, des blagues fusent qui alimentent les éclats de rire fournis… Quelque part, par la fenêtre ouverte, se fait entendre un poste de radio qui diffuse de la variété. Alors, l’espace d’une soirée, Mémé You oublie son passé et respire la légèreté du temps présent.